Ah parce qu’en plus il faut que je me souvienne où j’étais ? Laissez-moi réfléchir… j’étais dans une cité d’Orient, en train d’étouffer un crétin avec mes cuisses. Ouais je suis comme ça moi, j’aime pas qu’on me dérange quand je suis en tête à tête avec mon herbe à pipe. J’avais les mains prises, faut m’excuser, j’ai tendance à aller au plus simple. Du coup votre histoire de dragon j’en ai entendu parler mais bien après… Mouais. Autant vous dire que je suis bien contente de ne pas avoir croisé la route de votre machin volant.

Pour tout dire, c’est plutôt le contraire qui arrive. Vous pensez sérieusement que je vais laisser des trucs aussi puants me faire le moindre mal ? Le seul souci c’est que c’est vraiment immonde. Bouffer un nain je dis pas, mais un orc ? Indigestion assurée. J’ai bien été blessée une fois ou deux, mais ce ne sont pas eux qui m’ont laissé des cicatrices. Quant à vos foutues arachnides, il paraît que c’est l’attraction touristique de Mirkwood. Jamais vues. Et je compte pas aller voir ça de plus près, non merci.

J’en ai vaguement entendu parler. Mais sérieusement ? Je n’aime pas du tout ce que j’ai pu apprendre. Comme quoi un ancien mal serait de retour. On a vraiment besoin de ça vous pensez ? Avec tous les crétins déjà présents, on a pas besoin EN PLUS de réveiller les crétins morts. Pour plus de précisions, allez voir mon patron. Lui il doit savoir, je garantis pas votre survie mais si quelqu’un de mon entourage a des infos sur ce type, c’est bien lui.

Tu dois courir, ne pas t’arrêter. Sous tes pattes puissantes maculées de pourpre, la terre vole en de fins nuages de poussière. Le ciel nocturne s’est paré d’or et de gris, l’air frais est devenu étouffant. Tu fuis mais si quelqu’un te poursuit, il ne pourra pas te rattraper. Tu as fait ton choix. Tu as brisé les règles. Tu as versé le sang des tiens. Cours ma belle. Cours puissante lionne des montagnes. A nous deux, nous sommes invincibles. A nous deux, nous dévorerons le monde. Nul ne pourra nous soumettre. Le fauve et l’humaine, l’une comme l’autre nous arracherons la gorge de nos ennemis et nous boirons leur sang. Le monde nous appartient, ne regardons pas en arrière. Cours ma belle, tu dois courir. Et laisser derrière toi ce que nous avons fait.

Mon histoire ? Tssss… pourquoi je te la raconterais hein ? T’es mignon mais pas à ce point, paie-moi à boire plutôt. D’où je viens ? T’es du genre têtu hein ? Ma foi, si ça peut te faire plaisir hein… promets-moi de m’offrir un bon repas et une bonne bouteille et je te dirais tout. Je viens d’Orient, je suppose que tu as pu le déduire hein, malin comme tu es. Je vivais dans un petit village complètement perdu dans les montagnes. Nous n’étions pas très nombreux… à peine une cinquantaine de personnes. Enfin quand je dis personnes, je devrais davantage préciser mon propos. Tu as déjà entendu parler des lions des montagnes ? Oui ces énormes fauves qui vivent en solitaires, plus forts et agiles qui n’importe quel autre animal, capables de bondir sur un olifant pour le mordre à la nuque, là où la chair est la plus tendre. Des bestioles féroces et pas follement fréquentables. Tu sais là d’où je viens, on entend parfois de drôles d’histoires. D’hommes capables de se transformer en lions des montagnes, qui vivent reclus, loin de leurs semblables. Un conte pour enfants. Ma mère me racontait une autre histoire. Qu’un jour, une femme avait sauvé la vie d’un lion des montagnes et l’avait épousé. Complètement fou hein ? Que le fauve lui avait fait don de sa force et de son courage. Et que lorsqu’elle avait mis au monde un enfant, celui-ci était humain et animal à la fois. Il pouvait prendre n’importe quelle apparence, selon son désir. A la fois gouverné par ses instincts de fauve et la pondération humaine, c’est lui qui est à l’origine de cette légende. Elle plutôt, c’était une petite fille, la première femme de notre lignée.

Tu sais, ce que j’aime chez toi c’est que tu sais écouter. Personne ne m’écoutait là-bas. Commande donc une autre bouteille, ça donne soif de parler. Nous vivions au beau milieu des montagnes. Si ça me manque ? Parfois… j’aimais cet endroit, enfin les montagnes, pas le village. Le… silence. Pas de voix, juste les bruits. Le vent dans les feuilles, les cailloux qui roulent, une cascade lointaine. Les cris des animaux, une branche qui craque. Pas de voix. Je ne sais pas comment tu fais pour vivre dans une aussi grande ville. Pour dormir alors que les gens ne s’arrêtent jamais pour prendre le temps de… Mon histoire ? Ah oui. Tu sais, les lions des montagnes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Oui ça a son importance pour la suite. J’étais… spéciale, on me l’a fait sentir dès mon enfance. Cette façon qu’ils avaient de me couver des yeux, tous, de me surveiller sans arrêt. J’étais la plus jeune du village, l’unique enfant presque, si l’on oubliait mon seul et unique ami, de dix ans mon aîné. Lui aussi on le surveillait, on l’épiait sans cesse. Je ne comprenais pas pourquoi, j’étais encore une gamine innocente à l’époque. Et puis un jour j’ai vu. Il avait quinze ans, j’en avais cinq. Je l’ai vu se transformer en lion des montagnes et entendu rugir fort et avec détermination. Les villageois l’ont félicité, certains, des hommes pour la plupart, l’ont regardé avec fierté. Ma mère m’a expliqué plus tard qu’il était rare désormais pour l’un d’entre nous d’avoir le don du fauve. De pouvoir prendre sa forme. Je me souviens encore que tandis qu’elle me tressait les cheveux elle avait murmuré des mots que je n’ai compris que des années plus tard « J’espère que tu ne te transformeras jamais… ne leur monte pas que tu as le don si c’est le cas. »

J’ai quitté mon village il y a quinze ans. Et tu sais quoi ? Je l’ai ce foutu don. La première femme à l’avoir depuis des années ! Forcément, il semblerait que les unions avec d’autres êtres aient dilué la capacité de métamorphose. Bordel, si je n’avais pas pu me transformer alors… Je serais encore là-bas oui, sûrement. Trahie par mon meilleur et seul ami. J’avais le don, je le savais depuis des années. J’avais appris à ne pas le montrer, à craindre qu’on le découvre. Parce que tu sais ce que ça aurait signifié ? Que tous les mâles possédant le don se seraient battus et que le plus fort m’aurait gagnée. Moi, comme un trophée, un objet que réclame un gosse par caprice ! Et tout ça pour quoi ? Pour que vive cette foutue lignée ! J’ai été naïve. Tellement naïve. Je pensais qu’il garderait le secret. Je lui ai confié et il m’a trahie. Il l’a répété. « Ne t’inquiète pas, je gagnerais le combat ». Je lui ai craché au visage quand il a dit ces mots. On m’a enfermée dans ma maison jusqu’à ce qu’arrive le soir, la fin des combats. Ma mère me fixait d’un regard vide, elle savait ce qui allait suivre et n’a pas essayé de me défendre un instant. Il n’avait pas gagné, non, trop jeune, trop inexpérimenté. Il manquait de rage et de désespoir. Pas moi. Lorsqu’ils m’ont poussée vers le vainqueur, je leur ai donné ce qu’ils voulaient. Une lionne des montagnes. Déchaînée, hors d’elle. Les crocs maculés du sang de celui qui m’avait gagnée, j’ai laissé son corps sans vie sur le sol, la gorge déchirée et je me suis enfuie. Ils ne m’ont pas retrouvée.

Ensuite ? Quoi ensuite ? Tu y tiens vraiment ? Ah tu veux voir ma plus grande faute, tu veux voir à quel point je suis mauvaise et t’en repaître hein ? Ne nie pas. Je suis retournée au village quelques jours plus tard. J’ai répandu de l’huile tout autour durant la nuit. J’ai généreusement aspergé chaque maison. Et j’y ai foutu le feu. Tu aurais dû les entendre hurler et rugir. Je suis partie sans me retourner, le fauve en moi rugissait de rage et de plaisir. Je les ai tués et je recommencerais sans hésiter. Personne ne nous possédera. Personne ne nous enfermera. Passe-moi la bouteille. Je te laisse un peu d’avance, ensuite je te chasserais. Tu comprends, ça n’a rien de personnel mais ça ne m’arrangerait pas que tu raconte toute cette histoire à quelqu’un. Allez, cours mon mignon, ma bouteille est presque vide.

Tu souris en voyant l’homme se lever précipitamment. Tu ne bouges pas, tu te contentes de lever un sourcil surpris. Tu vois la lame d’une épée le transpercer, il tombe et s’écroule sur le sol dans un bruit sourd. Evidemment, Il t’a retrouvée. Comme à chaque fois que tu disparais trop longtemps. Tu te lèves et esquisses une révérence ironique. Tu salues ton roi, moqueuse comme toujours. Tu sais que comme toujours il te reprochera cette longue absence, que les coups pleuvront et que tu lui riras au nez. Que comme toujours il passera des heures à panser tes blessures. Tu ne restes auprès de lui que pour ça. Parce que tu sais que tu comptes pour lui. Et qu’il ne te trahira jamais. Il a fait de toi son égale, cet être millénaire, sa précieuse et impitoyable conseillère, exécutrice de ses sentences. Oh bien sûr nulle autre que toi ne peut lui tenir tête. Mais tu adores ça, car lorsque vous vous disputez vos sourires se font écho. Il y a dix ans, après que tu aies réduit en cendres ton village, il t’a trouvée. Tu errais comme une bête sauvage dans les montagnes, plus animale qu’humaine alors que ta vengeance était accomplie. Il t’a offert un but. Il t’a dit que tu étais précieuse. Il t’a écoutée. Et il t’a promis que jamais il ne tenterait de te posséder comme les mâles de ton village. Que jamais il ne te trahirait. Et tu l’as cru. Cela fait dix ans que tu es à ses côtés et il tient sa promesse. Tu te lèves et tu prends la main qu’il te tend.

« Bonjour mon roi. »

Tu le suis, comme toujours. Tu ne cherches pas à lui échapper, il a des yeux et des oreilles de partout. Pourtant il y a un secret qu’il n’a pas découvert, qu’il ne t’a pas arraché. Cette nuit que tu as passée auprès d’un change-peau, un ours au pelage d’étoile. Cette nuit qui, il y a trois ans, a changé ta vie. Tu as donné naissance à un petit chaton, un petit puma au pelage crème, comme son père. Tu as eu peur. Peur que ton roi ne se serve de ton enfant contre toi, ou pire, qu’il te l’enlève et en fasse sa chose. Ta toute petite fille, ta petite Lya. Alors tu as fait ce qu’il y avait de mieux à faire. Tu l’as confiée à son père, ce change-peau au coeur pur et noble que tu aimais tant taquiner. Tu pleurais cette nuit où tu as dû laisser ta fille aux deux ours. Mais c’était mieux ainsi. Depuis, dès que tu peux échapper à la vigilance de ton roi, tu cours vers le domaine des deux change-peaux. Et tu voles à celui que tu sers de précieux jours de bonheur, des instants pour lesquels tu endurerais n’importe quoi. Pour protéger ta toute petite, tu serais capable de tuer. De te retourner contre celui qui t’a offert un but, une place à ses côtés.