Nix était occupée à négocier le prix de son dernier butin. Et autant dire qu’elle avait d’autres soucis en tête que de s’occuper de nains en goguette, d’un hobbit accro aux fesses de Thorin et d’un foutu écailleux ronchon. A vrai dire elle n’a pas vraiment su que Smaug avait cramé un boulon sur le moment. Elle ne l’a su qu’après coup et a regretté de ne pas avoir vu ça. D’ailleurs elle se demande toujours quel goût ça peut avoir un dragon. Elle espère que ça n’est pas comme le crocodile. Parce que le crocodile c’est fade et filandreux...

Bien installée dans sa cabine, elle s’engueulait joyeusement avec son second sur la route à prendre pour de nouvelles aventures. Le fait est qu’elle était surtout davantage du côté de l’Orient et qu’elle avait grande envie d’aller taquiner du gondorien, parce que c’est fier, c’est buté et ça ne se méfie pas des jeunes femmes à l’air innocent et au décolleté plongeant. Son second lui voulait absolument faire escale à Nen-Umbar pour se tenir au courant des dernières nouvelles, refaire les réserves de nourriture et d’eau, en bref des choses utiles. Autant dire qu’après une engueulade riche en hurlements, une partie de cartes et beaucoup de rhum plus tard, le navire voguait vers Nen-Umbar. Nix sait faire des concessions, il suffit juste de la brosser dans le sens du poil. A son arrivée là-bas, elle n’a évidemment pas su ce qu’il s’était passé. Il lui a fallu quelques jours de navigation et un peu de marche jusqu’à une taverne miteuse pour enfin avoir des informations.

Bien plus qu’elle ne le devrait. Nix voyage énormément et entend beaucoup de choses. Bon, il faut dire qu’elle s’arrange toujours pour laisser trainer ses oreilles là où il ne faut pas. Elle sait pour le retour de Sauron, forcément on ne parle que de ça en Harad ! Et si elle n’est pas follement enthousiaste de son retour, elle ne se sent pas spécialement concernée. Et fera tout pour tirer parti de la situation. Après tout, un peu de chaos ne peut pas nuire à ses affaires !

Son amour pour la mer et la liberté reste entier et elle ne se voit pas ailleurs que sur son cher bateau. Pour rien au monde elle ne reviendrait à son ancienne vie. Sa famille est son équipage, sa vie est sur les flots.

En Harad existe une légende. Une jeune femme chassée de son village avait trouvé refuge dans la montagne. Qu’un jour, alors qu’elle allait chercher de l’eau, elle vit un tigre blessé près de la cascade. Plutôt que de le fuir, de courir pour sauver sa vie, elle s’agenouilla près de fauve et le soigna. Restant près de lui jour et nuit, lorsqu’il se remit le tigre lui fut si reconnaissant qu’il épousa celle qu’il avait appris à aimer jour après jour. Qu’un jour, une femme avait sauvé la vie d’un lion des montagnes et l’avait épousé lui faisant don de sa force et de son courage. Lorsqu’elle mit au monde un enfant, celui-ci était humain et animal à la fois. Il pouvait prendre n’importe quelle apparence, selon son désir. A la fois gouverné par ses instincts de fauve et la pondération humaine, c’est lui qui est à l’origine de cette légende. Elle plutôt, c’était une petite fille, la première femme de la lignée des changepeaux tigres.

Il était une fois... un changepeau tigre aventureux. Puissant et courageux, séduisant et roublard, il quitta son village pour explorer le monde. Il finit par arriver dans un royaume du Rhûn, tombant sous le charme de la souveraine aux cheveux de neige, la semi-elfe Fang Yin. S’il l’aima ? Sans doute un peu car il resta à ses côtés pendant deux ans, jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. S’il fut heureux de devenir père ? Nul ne le sait. Mais de cette union naquit une petite fille aux yeux clairs et à la chevelure sombre, une petite fille qui parvenait à faire sourire sa mère d’un gazouillis. L’enfant était vive et curieuse, aimait plus que tout sa mère et ne s’endormait que blottie contre elle alors que les étoiles brillaient et que sa voix lui racontait les elfes, les nains, les hommes et le monde. Cela aurait pu se terminer par un « et ils vécurent heureux pour toujours ». Mais alors le conte serait terminé. Alors que l’enfant n’avait que deux ans, son père l’emmena avec lui, quittant le Rhûn sans laisser une trace, abandonnant derrière lui une épouse et une mère éplorée. Pourquoi quitter un royaume où il avait sa place et où il était aimé d’une reine ? Pourquoi séparer une enfant de sa mère ? D’enfant vive et enjouée, elle devint une petite fille timide, craintive et triste. Si son père l’avait emmenée et ramenée au village d’où il était natif, c’était parce qu’il espérait qu’elle avait hérité de lui le don de se transformer en tigre. Qu’elle pourrait permettre à la lignée de se perpétuer. Mais l’enfant restait désespérément humaine, quoique légèrement différente du fait du sang elfique coulant dans ses veines. Si elle ne se rappelait plus sa mère, en ayant été séparée trop jeune, elle restait sombre et mélancolique, ressentant un vide que rien ne comblait. Plus le temps passait, plus son père se désintéressait d’elle. Car si elle n’avait pas le don, alors quelle importance avait cette gamine qui ressemblait chaque jour davantage à sa mère ? Alors l’enfant s’éloignait du village, explorait les environs, fuyant la compagnie de ses semblables. Et un jour, alors qu’elle trempait les pieds dans l’eau d’une cascade... l’enfant devint tigresse. Comment expliquer la sensation qu’elle avait ressenti alors ? Celle de ne plus être elle et pourtant d’avoir enfin trouvé ce qu’elle était ? Lorsqu’elle retrouva forme humaine, l’enfant resta longtemps près de l’eau, à mirer son reflet pour vérifier qu’elle était bien de nouveau la petite fille à laquelle personne ne faisait attention. Lorsqu’elle revient au village, elle ne dit rien à personne de son aventure. C’était son secret et elle comptait bien le garder.

Les années passèrent, presque dix ans et l’enfant grandit, devenant une jeune fille un peu trop grande, un peu trop maigre, sombre et solitaire. Seul son unique ami Dagueus parvenait à éclairer son visage d’un sourire, à la faire se sentir enfin acceptée, enfin à sa place. Vint le jour où elle décida de lui confier son secret : tout comme lui elle pouvait se transformer en fauve puissant et redoutable, était capable de pister un animal et de le mettre à mort, de courir aussi vite que le vent et de rugir à en faire trembler le plus courageux des hommes. Lorsque Dagueus s’était transformé pour la première fois face aux villageois, ils l’avaient chaudement félicité, regardé avec fierté. Alors le temps passant, elle avait voulu lui montrer qu’elle aussi en était capable. Qu’ils pouvaient tous les deux courir à travers la campagne et rugir de concert. Naïve enfant qui grandit d’un coup lorsque son ami, son frère révéla son secret à tous. Trop estomaquée pour réagir, elle le regarda combattre les autres mâles du village pour la gagner, elle, comme un trophée. Elle le regarda perdre contre un mâle plus âgé, plus fort. Elle regarda l’homme à qui on la jetait en pâture pour perpétuer la lignée, le regard fier de son père. Et la bête en elle hurla. La tigresse se jeta sur son promis avec un rugissement de rage, ses crocs et ses griffes le perçant, le déchirant avec une férocité sans égale. S’il se transforma à son tour, il était déjà trop tard, le sang s’échappait de sa gorge fraichement ouverte par l’ire de la féline. Un cri rauque s’échappant de sa gorge, le sang de l’infortuné maculant sa fourrure, elle s’échappa sans un regard pour son géniteur, pour son ami qui avait cru bien faire. La rage au coeur, elle couru longtemps, ne reprenant pas forme humaine un seul instant. Ses pattes la conduisirent à travers l’Harad, à travers les différents royaumes avant de finir au principal port de Nen-Umbâr.

Si elle n’avait pas vu la mer alors sans doute aurait-elle gardé son apparence animale pour toujours, chassant et tuant sans pitié, semant la terreur parmi les hommes mortels. Pourtant la tigresse redevint humaine et ce fut avec étonnement et émerveillement qu’elle découvrit et tomba amoureuse des flots. S’embarquant clandestinement à bord d’un navire, ce ne fut qu’au milieu de la traversée qu’elle fut découverte. Elle aurait pu terminer à l’eau, jetée par-dessus bord par un capitaine impitoyable mais non. Elle était tombée sur un homme bienveillant, quoique s’adonnant à la piraterie qui lui avait laissé le choix : ou bien embrasser cette nouvelle vie, ou bien dire bonjour aux poissons. Bien que n’ayant rien contre un peu de poiscaille au dîner, la jeune fille accepta sans hésiter la proposition de l’homme et se retrouva ainsi pirate du jour au lendemain. Si la vie n’était pas facile à bord, surtout pour une femme, elle s’en sortit plutôt bien, ne se laissant pas marcher sur les pieds et n’hésitant pas à montrer les crocs en cas de besoin. Elle avait réussi à échapper à un mariage dont elle ne voulait pas, elle avait vaincu le changepeau le plus fort du village ! Elle n’allait pas se laisser marcher sur les pieds par des marins plus ou moins sobres qu’elle pourrait décapiter d’un coup de patte ! Forte de cette certitude, la jeune fille grandit, devint une femme. De sombre et solitaire, elle devint lumineuse et joviale, ne cachant pas ce qu’elle était. Goûtant avec plaisir à la liberté et à l’aventure, elle ne voulu plus jamais quitter la mer. Pourtant vint le jour où elle quitta son capitaine pour en devenir un à son tour. S’entourant d’un équipage de solides gaillards fidèles et loyaux, parfois têtes-brûlées, elle les entraîna sur les océans, pillant et tuant sans le moindre scrupule, dévorant le monde avec un appétit sans limite.

Il était une fois une chapitaine pirate qui voguait sur les océans dans un grand éclat de rire. Elle voulait dévorer le monde et le boire jusqu’à la lie. Elle était ivre de liberté et voguera jusqu’à la fin des mondes, la fin des temps.