« Bofur ! » Le petit nain avait bien entendu son nom être prononcé, mais il ne s'arrêta pas pour autant de taper sur la paroi du tunnel avec une petite pioche tout à fait adaptée à sa morphologie.
« Bofur ! » s'exclama de nouveau la voix essoufflée de son frère qu'il reconnaissait bien. Ses lourds pas résonnaient à ses oreilles, le son renvoyé par la pierre, et Bofur tourna finalement la tête dans la direction de Bombur, lui adressant un sourire surexcité. Alors que son aîné ouvrait la bouche pour le réprimander, il ramassa un petit caillou étonnamment rond et de couleur blanche, avant de l'agiter devant le nez de Bombur.
« Regarde regarde Bombur ! Regarde j'ai encore trouvé une pierre précieuse ! » Même s'il était sûrement encore agacé d'avoir dû chercher son petit frère partout, les traits de Bombur s'adoucirent. Il avait déjà expliqué de nombreuses fois à Bofur que ces cailloux n'étaient pas plus précieux que des graviers, mais le petit nain continuait de s'émerveiller devant chacun de ces « trésors » qu'il découvrait. Il les mettait tous dans un petit coffre de leur chambre, et en offrait très souvent aux gens qu'il appréciait. Bombur en avait déjà reçu dix-sept de sa part, et Bofur savait qu'il les avait glissés sous son lit. Il avait offert le plus gros à son père et le plus joli à sa mère, en plus de tous ceux qu'il leur offrait régulièrement. Sa mère aussi les gardait tous, mais son père n'avait gardé que le plus gros et jeté le reste devant lui. Bofur n'avait pas compris ce geste, et en avait même été blessé : pourquoi son papa refusait-il ainsi ces jolis cadeaux ? Puis son père l'avait emmené faire un tour dans la mine, en emportant avec lui le gros caillou. Il lui avait expliqué que dans la vie, il ne fallait garder que le meilleur sans s'encombrer de tous les petits problèmes, car au final il n'y avait que le gros cailloux qu'il pouvait transporter sans ennui entre ses mains, sans craindre de le faire tomber sur la route. Bofur n'avait pas compris du tout ce qu'il voulait dire, mais le sourire affectueux qu'il lui avait adressé l'avait grandement réconforté, et, sans savoir pourquoi, il sentait qu'un jour il comprendrait. Cependant pour l'instant, il n'était qu'un jeune nain de douze ans qui se plaisait à explorer les moindres recoins de la montagne et à taper sur les murs avec sa pioche pour trouver des cailloux. Bombur l'accompagnait souvent et faisait de son mieux pour le suivre, jouer avec et s'assurer qu'il ne lui arrive rien. Il lui arrivait pourtant de le perdre, comme aujourd'hui.
« Elle est très belle, » commenta Bombur,
« mais il va falloir que l'on rentre. C'est l'heure du déjeuner, il ne faut pas faire attendre maman. » Bofur, qui avait recommencé à taper sur la roche, se retourna vers lui, une expression déconfite sur le visage.
« L'heure du déjeuner ! Déjà ? » Bombur posa les poings sur les hanches, prenant un air très sérieux.
« Eh oui, déjà ! Tu sais que cela fait près de deux heures que je te cherche ? » « Ça passe vite ! Oh, mais je voulais passer voir Bifur... » Bombur hocha la tête de gauche à droite en signe de négation et fit un geste impatient de la main. Son frère avait faim, c'était évident, et cela expliquait son air ronchon. Bombur était un grand frère génial et Bofur adorait passer du temps avec et s'amuser avec lui. Pourtant, ils ne se ressemblaient pas vraiment, autant au niveau physique que caractériel. Bombur tenait plus de leur mère, étant roux avec une tendance à vite s'envelopper et une passion dévorante pour la cuisine, alors que Bofur ressemblait plus à leur père, les cheveux bruns et appréciant d'avoir une pioche à la main.
« Tu iras cet après midi si tu veux , mais là, on rentre manger. Allez, ramasse tes pierres et allons-y. » Alors qu'il ramassait les cailloux et les mettait dans ses poches, le petit Bofur lança un regard amusé à son frère.
« Toi, tu meurs de faim ! » lui lança-t-il pour le taquiner.
« Non, pas du tout. » Il y eut un silence, et le ventre de Bombur gargouilla comme jamais auparavant. Les deux frères échangèrent un regard et éclatèrent de rire.
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Le son d'une trompette retentit et Bofur tourna la tête, suspendant son geste. Il posa sa pioche à ses pieds et se pencha au bord de l’échafaudage, tout comme ses collègues, pour regarder ce qui se passait en bas. Le nain qui avait soufflé dans la trompette agitait maintenant l'instrument au-dessus de sa tête dans un geste impatient.
« Groupe deux, c'est la pause ! » Bofur eut un grand sourire et se dépêcha de descendre les cinq échelles qui les séparaient du sol. Ils avaient commencé le travail très tôt ce matin là – ou plutôt cette nuit là –, comme tous les jours. Et comme tous les jours, Bofur mourrait de faim après six heures passées à frapper la roche de sa grosse pioche. Il se dirigea vers le stand où des nains étaient occupés à remplir des assiettes. Les plats changeaient tous les jours mais n'étaient pas très recherchés ni excellemment préparés. Les cuisines des montagnes bleues devaient préparer de la nourriture en quantité pour pouvoir alimenter tous les mineurs, et chacun savait se contenter de ce qu'il y avait. Au moins, ils faisaient attention de toujours servir de la viande, car les travailleurs avaient grand besoin de protéines pour pouvoir supporter une deuxième période de six heures.
Être mineur n'était pas de tout repos. C'était éreintant, fatiguant, et pas très bien payé. Les nains qui s'y destinaient commençaient assez jeune, et c'est ce que Bofur avait fait, suivant l'exemple de son père qui y travaillait toujours. Pendant cinq ans, ils avaient creusé ensemble, le père apprenant les ficelles du métier à son fils, mais maintenant ils travaillaient dans des secteurs différents. C'était comme ça que les jeunes nains étaient formés, par des proches, souvent les parents.
Il alla chercher une assiette et trouva une place où s'asseoir un peu plus loin sur un rocher. Aujourd'hui, ils avaient droit à un genre de pâtée de lentille avec du sanglier en sauce. Bofur eut une pensée pour son frère Bombur qui devait être en train de préparer des repas pour le midi, sûrement ceux que dégusteraient les comptables et autres nains plus considérés qu'eux. Mais ça ne l'ennuyait pas plus que ça. Il était jeune, content de vivre et d'avoir un travail, content de manger du sanglier à dix heures du matin. Il était heureux ici, dans les montagnes bleues.
Il aimait regarder les gens pendant sa pause, les regarder passer, s'affairer, discuter. Parfois il allait parler et partager son repas avec des collègues, des gens qu'il connaissait. D'ailleurs, il lui sembla reconnaître son cousin Bifur un peu plus loin. Il se leva avec son assiette et alla le rejoindre. Il était assis sur un banc et son assiette encore à moitié pleine était abandonnée à terre, apparemment oubliée. Il avait un sac ouvert à côté de lui, un sac que Bofur connaissait bien, dans lequel on pouvait trouver quantité de petits outils et matériaux. Dans ses mains, il tenait un bloc de bois qu'il travaillait au couteau. Quand il vit son cousin arriver, Bifur leva les yeux vers lui et lui sourit. Bofur s'assit sur le banc sans rien dire et mangea ses lentilles en le regardant creuser le bois.
« c'est un nouveau jouet ? » lui demanda-t-il finalement. Bifur hocha la tête tout en continuant de faire tomber des copeaux de boix sur son pantalon.
« Je veux faire un ours. Pour le petit Froin. » Bofur sourit, appréciant l'idée. Froin était un petit nain plein d'énergie et très imposant pour son âge, qui aimait courir après les animaux et amuser la galerie. Bifur et Bofur aimaient beaucoup ce petit, car ils étaient un peu comme lui quand ils avaient son âge. Sauf qu'eux préféraient aller creuser des trous un peu partout dans la montagne avec leurs pioches, ce qui leur avait souvent valu d'être punis ou réprimandés. Plus tard, Bifur s'était pris de passion pour les jouets, et Bofur avait passé des heures à le regarder travailler et à l'aider. A force, lui aussi s'y était essayé et ça ne lui avait pas trop mal réussi. Il était cependant encore loin d'égaler son cousin qui était extrêmement doué de ses mains.
Bofur finit son repas et posa son assiette sur le banc avant de farfouiller dans le sac de Bifur, qui ne lui dit rien, trop habitué à son cousin curieux et fouineur. Bofur trouva une petite figurine dont les ailes bougeaient quand on appuyait sur sa queue. Il laissa échapper une exclamation de joie.
« Par Aulë, c'est génial ça, Bifur ! » Son cousin sembla apprécier le compliment et lui adressa un sourire. Bofur continua à jouer avec l'oiseau de bois, admirant l'ingéniosité de son constructeur.
« Il faudra que tu m'apprennes à faire ça ! » Bifur acquiesça et le regarda d'un air malicieux.
« D'accord, mais à une condition. » « Laquelle ? » demanda Bofur, pressé de savoir quelle idée son cousin avait derrière la tête.
« Que tu m'aides à remplacer un tonneau d'eau du salon de thé par un tonneau de bière. » Bofur éclata de rire, imaginant la tête que ferait le gérant, et accepta sans hésiter. Ce serait là sûrement une de leurs plus belles farces.
A quarante ans, ils restaient malgré tout de jeunes nains pas très matures.
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Bofur ouvrit un tiroir, curieux, et en sortit une sorte de cuillère, tandis que Bifur parlait toujours en Khuzdul avec animation. Il ausculta l'objet mais fut incapable de deviner l'usage que les cuisiniers pouvaient bien en faire, car elle était pleine de trous. Il haussa les sourcils et reposa l'ustensile dans le tiroir avant de le refermer.
« Il veut reprendre Erebor ? » demanda Bombur, surpris, laissant échapper le couteau avec lequel il coupait la viande. Bofur se retourna et posa son index sur ses lèvres tout en faisant
shhhhhhht. Bifur l'avait imité, et tous deux regardèrent autour d'eux pour vérifier que personne n'ait entendu. Mais les autres cuisiniers s'affairaient dans les salles à côté et le brouhaha qui régnait rendait déjà leur communication difficile, chacun s'appliquant à faire plus de bruit que les autres. Bofur se tourna vers son frère, qui le regardait avec des yeux ronds.
« Il ne faut pas que ça s'ébruite, c'est ce qu'ils ont dit. Alors on n'en parle que entre nous. » Bifur hocha la tête pour appuyer ces paroles, et croisa les bras. Bofur sourit à son cousin et reporta son attention sur Bombur.
« Ce serait une aventure excitante, tu ne trouves pas ? » lui demanda-t-il. Devant le manque de réaction de son frère, il continua, en parlant plus discrètement même si personne ne pouvait les entendre.
« Voir la montagne solitaire, dont on entend chanter les louanges depuis notre enfance, ce serait formidable, non ? » Bombur fit cette moue caractéristique de ces moments où il pesait le pour et le contre. Il se pencha en avant, son ventre imposant faisant bouger la table de quelques centimètres et fixa Bofur du regard. A présent, il le regardait comme si Bofur était devenu fou.
« Mais il y a un dragon dans cette montagne ! Il ne sera pas délogé si facilement ! » Il secoua la tête, visiblement consterné, et reprit de plus belle la coupe de la viande de sanglier posée sur la table devant lui.
« Je sais bien, mais il doit bien avoir un plan sinon il ne préparerait pas une telle expédition. » Bombur marmonna sourdement dans sa barbe, tranchant la viande de ses mains expertes, abattant le couteau avec une précision presque chirurgicale.
« Et qu'avez-vous répondu ? » demanda-t-il après quelques secondes de silence. Bofur échangea un regard avec Bifur avant de répondre.
« On a dit qu'on viendrait. Et tu devrais venir aussi, » dit-il en s'approchant de Bombur.
« Ça va être une quête glorieuse ! On va voir des paysages comme on n'en a jamais vu, on va vivre une véritable aventure ! On aura plein d'histoires à raconter, ce sera fantastique ! » Bifur, qui les avait rejoints, rajouta en khuzdul que si par chance il croisait l'orque qui lui avait fichu cette hache dans la tête, il comptait bien lui rendre la pareille. Bofur eut un rire et lui donna une tape dans le dos. Bombur avait posé son couteau et s'essuyait les mains sur un chiffon. Il eut un long soupir.
« Vous êtes fous. » Il posa le chiffon sur le plan de travail derrière lui et les regarda.
« Mais par Mahal, si vous partez, alors je viens aussi ! » Tous trois laissèrent échapper leur joie et levèrent les bras, et ce soir là fut un soir de célébration comme ils n'en avaient pas vécu depuis très longtemps.
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Bofur secoua la tête, penché sur l'un des plans de réhabilitation des mines d'Erebor. L'ancien système ressemblait un peu à celui qu'ils utilisaient dans les montagnes bleues, mais certaines pratiques avaient changé depuis toutes ces années. Il pointa du doigt un détail sur le plan des nacelles.
« Ici, les poulies ne sont pas très adaptées, vous ne croyez pas ? Il en faut des quadruples, c'est plus sécurisé. » Les six autres nains qui travaillaient avec lui considérèrent cette remarque et se mirent à en débattre avec animation. Bofur n'écoutait pas toujours ce qu'ils disaient. Ils n'étaient pas de simples mineurs, comme lui, ils étaient des techniciens et des chefs, avaient l'habitude de tout réfléchir et tout débattre des dizaines de fois, de retourner les problèmes dans tous les sens. Bofur n'aurait jamais pensé avoir une place ici, mais il avait gagné ce droit en participant à la reconquête de la montagne, et il en avait été content. C'était un travail intéressant, même s'il avait souvent l'impression de ne pas être sur la même longueur d'onde que ses nouveaux collègues. Car la quête avait été un succès, techniquement parlant, même si tout ne s'était pas passé comme prévu.
L'heure de la fin du travail arriva finalement, et Bofur déambula dans les couloirs d'Erebor, ne sachant où il allait, laissant ses pas le guider. Partout, des nains travaillaient d'arrache-pied à la reconstruction. Cela faisait déjà bien plus d'un an qu'ils étaient arrivés, mais les dommages avaient été si importants qu'il faudrait du temps pour en arriver aux finitions. Il salua les nains qu'il connaissait, sur son chemin leur adressant de petits sourires, et la plupart se retournaient après qu'il soit passé, étonnés par son manque d'enthousiasme. Bofur se sentait étrange depuis quelques semaines. Las, fatigué. Il se surprenait parfois à monter au-dessus de l'entrée principale, pour y observer le paysage, se perdant dans ses pensées qu'il n'arrivait pas lui-même à déchiffrer. Il soupirait le matin avant de se lever, buvait sa bière en silence à la taverne quand il y allait, se contentant d'écouter les autres parler. Ori lui avait dit que c'était peut-être le manque de vitamines, alors il avait mangé des fruits, le peu que Bombur avait pu trouver dans les cuisines, mais rien n'y faisait. Après avoir marché pendant un long moment, il se retrouva devant la porte de l'atelier de son cousin, et entra sans trop y réfléchir. Bifur était occupé à affûter un de ses couteaux de travail et il leva la tête, le regardant s'asseoir à table avec un air inquiet. Bofur soupira et prit un écureuil de bois qui traînait là entre ses mains, admirant les reflets de la lumière du feu de cheminée sur la peinture. Bifur se remit au travail et ils restèrent assis quelques minutes en silence. Bofur avait reposé le petit écureuil et observait à présent ses mains déformées par des années de travail dans les mines, se souvenant de ses vieilles mitaines qu'il portait si souvent avant de les avoir données à leur ami hobbit pendant la quête. Il eut un sourire et Bifur posa son couteau sur la table.
« Moi aussi ça me manque, tu sais, » dit-il en Khuzdul. Bofur leva les yeux, surpris par ce que venait de dire son cousin.
« C'était une belle aventure. Et on en vivra d'autres, je crois. » Il reprit son travail tranquillement, et Bofur continua de le regarder, réfléchissant. Bifur avait raison. L'aventure lui manquait, pas vraiment les courses poursuites et les longues marches sous la pluie, ni l'adrénaline ressentie quand on est en danger de mort, non ; c'était l'esprit du groupe qu'ils avaient formé, les journées de plaisanterie et les soirées de détente, les nuits angoissantes dans la forêts où ils s'étaient serré les coudes. L'envie de réussir tous ensemble, sans jamais se demander ce qu'il arrivera après. Sauf que l'après, c'était aujourd'hui. Bofur pensa à toutes ces vieilles mines qui n'étaient pas encore praticables, et à ses collègues qui passaient le plus clair de leur temps à se chamailler au lieu de faire avancer les travaux. Il faudrait bien que quelqu'un s'active si ils voulaient rendre à Erebor son dynamisme minier d'antan. Comme s'il lisait dans ses pensées, Bifur parla de nouveau.
« En attendant, il faut qu'on soit tous efficaces pour notre nouveau royaume. » Son cousin lui lança un regard appuyé, un sourire aux lèvres.
« Et de bonne humeur, » ajouta-t-il en lui lançant un petit objet. Bofur le rattrapa et l'observa, curieux. C'était un des petits cailloux que Bofur s'amusait à récupérer dans les montagnes bleues en jouant au mineur quand il était enfant. Il regarda la pierre avec stupéfaction.
« Tu l'as gardée ! » « Bien sûr, tête de pioche. » Bofur adressa un sourire radieux à son cousin, se sentant soudain requinqué. Il ne s'était pas attendu à ça du tout, mais cela lui redonnait foi en lui-même.
« Tu as raison, » dit-il après quelques minutes, se saisissant d'une figurine pas encore peinte qui attendait sur une des étagères,
« La bonne humeur, c'est ce qui sauvera toujours notre bonne terre. »